Affaire du Fen-Phen (2) Vendre à tout prix

Dans l’article précédent, j’ai décrit le scandale sanitaire de la fenfluramine/dexfenfluramine. Ici, je souhaite explorer le marketing utilisé par Wyeth et Interneuron (fabricants de la dexfenfluramine aux US) pour forcer la main à l’agence des médicaments américaine (FDA) et obtenir l’autorisation de mise sur le marché (AMM) de Redux. Cette stratégie est importante car elle met en lumière la stratégie de médicalisation de la grosseur et le renforcement de la narrative selon laquelle l’ob*sité doit être combattue à tout prix.

Très tôt, Wyeth et Interneuron ont compris que pour augmenter leur profit, il serait intéressant de présenter l’ob*sité comme une “épidémie” aux conséquences graves. Dans un environnement politico-médical qui commence à codifier la grosseur comme problème sanitaire (l’association médicale américaine ne fait de l’ob*sité une maladie qu’en 2013, par exemple), les industriels doivent réfléchir à une stratégie pour encourager les médecins à prescrire et les assurances à rembourser leur nouveau produit afin de s’assurer des rentrées financières importantes et durables.

Pendant que les médecins et scientifiques sont visés par des publicités dans les journaux spécialisés et des lettres de marketing (Dear Doctor Letters), la population est également ciblée. Les procès suivant le retrait de Redux ont par exemple permis de mettre en lumière une campagne intitulée “Femmes et ob*sité : Une épidémie de déni” (Women and Ob*sity: An Epidemic of Denial). L’idée était de s’assurer que les femmes (principales cibles de Redux) s’inquiètent de leur poids et demandent directement une prescription à leur médecin. Quoi de plus efficace pour booster les ventes qu’avoir des patient·es qui font directement la promotion du médicament ?

Un autre pilier de leur communication est un chiffre : 300 000 Américains décèderaient du fait de leur poids chaque année.

Bien que les procès aient mis en lumière le fait que l’entreprise savait que ce chiffre n’était pas défendable, il a été instrumentalisé ad nauseam. Depuis, il continue d’être référencé dans les discussions sur la soi-disant “épidémie d’ob*sité”, devenant ce que le journaliste Michael Hobbes appelle une “statistique zombie”1.

Pourquoi ce chiffre est-il important ? Parce qu’il fait peur.

Pour toute prise de médicament, les médecins vont peser les bénéfices contre les effets secondaires négatifs et les risques. S’iels jugent que les bénéfices sont plus importants que les risques (et que vous êtes d’accord), iels peuvent vous prescrire ledit médicament.

Si l’obsité n’est pas une maladie, alors difficile de faire prendre des risques. Par contre, si l’obsité tue 300 000 personnes, alors les médecins sont plus enclins à prescrire des anorexigènes, quitte à faire prendre des risques (ici très importants) aux patient·es. Le calcul coût/bénéfice penche en faveur de l’industrie pharmaceutique.

Pour solidifier leurs ventes, Wyeth et Interneuron financent des organisations telles que l’Association Américaine du Diabètes ou l’Association Nord-Américaine pour l’Étude de l’Ob*sité2, une stratégie héritée du marketing de l’OxyContin (cf. post “Industrie pharmaceutique & marketing”) et reproduite aujourd’hui par Novo Nordisk pour la vente de Wegovy.

Et tout cela est fait alors que les deux entreprises savent pertinemment bien que le scandale de l’Isoméride a déjà éclaté en France, que des études commencent à pointer du doigt la toxicité des deux actifs, et que des clinicien·nes américain·es font remonter leurs inquiétudes liées à l’augmentation de patient·es malades et décédé·es.

Même après le retrait de la fenfluramine et de la dexfenfluramine du marché américain, Wyeth met en place une campagne pour redorer son image dont la facture s’élève à 100 millions de dollars : publication de fausses études, manipulation de journalistes, tentatives de disqualifier les scientifiques s’opposant à Redux et, bien sûr, communication sur les mythiques 300 000 morts de l’ob*sité. Ces techniques sont réminiscentes de l’industrie du tabac tentant de semer le doute quant au lien entre tabagisme et cancer.3

Ces efforts ont permis de garder dans l’ombre le fait que :

  1. la fenfluramine/dexfenfluramine n’est pas très efficace pour faire perdre du poids (à peu près 3% de perte de plus que les groupes placebo) ;
  2. la notice du médicament n’a pas été mise à jour en temps et en heure, empêchant les patient·es et les médecins de réellement prendre conscience du risque encouru ; et
  3. des études existantes sur la combination Fen-Phen ou sur le Redux mesuraient la perte de poids, sans évaluer les effets sur la santé ni les risques, une critique adressée aujourd’hui à Novo Nordisk.

Les procès et études suivants le retrait de la fenfluramine/dexfenfluramine ont permis de montrer la malhonnêteté et la cruauté avec laquelle les dirigeants de Wyeth et Interneuron ont poussé un anorexigène qu’ils savaient dangereux.

Malheureusement, cela n’a pas permis de faire demi-tour sur la médicalisation de la grosseur. Le chiffre de 300 000 morts est resté dans les esprits et l’OMS a depuis déclaré que l’ob*sité est une maladie à combattre. Cela crée un environnement propice à l’émergence de nouveaux produits mettant en danger la santé des personnes grosses. C’est une discussion que je vous propose d’explorer dans mon prochain post.

  1. Maintenance Phase (2022) Zombie Statistics (podcast). ↩︎
  2. Mundy (2010) Dispensing with the Truth. St Martin’s Press (NY), 424 p. ↩︎
  3. Oreskes et Conway (2012) Les Marchands de doute. Le Pommier (Paris), 528 p. ↩︎

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