Grosseur et récit de soi

L’idée de cet article me vient d’une conversation entre Aubrey Gordon et Michael Hobbes1 (animateur·ices du podcast “Maintenance Phase”) au cours de laquelle Aubrey explique que malheureusement, beaucoup de personnes se sentent en droit de faire des commentaires sur le corps des personnes grosses, notamment parce que ces dernières sont perçues comme des “narrateur·ices peu fiables” (unreliable narrators).

Aubrey développe :

C’est notre scénario par défaut lorsqu’on parle du corps des gens, des régimes, de toute cette m*rde. On ne tient pas compte de ce qu’iels [les personnes grosses] disent parce qu’ils sont un narrateur peu fiable [unreliable narrator] et que vous savez mieux qu’elleux ce dont iels ont besoin. Vous savez mieux qu’elleux comment elleux devraient se sentir par rapport à leur corps. Vous savez mieux qu’elleux quelles sont les limites à ne pas dépasser.

Combien d’entre nous avons vu notre expérience niée, ridiculisée et/ou moquée. Vous dites à votre médecin que vous faites du sport ? On vous regarde de travers. Vous dites que oui, vous mangez des légumes ? On vous reproche de mentir. Après tout :

“Si tu faisais tout ça, tu ne serais pas gros·se.”

Les corps gros sont, au même titre que le corps des femmes enceintes, une sorte de bien public, que l’on peut observer, toucher, manipuler à souhait. On peut se permettre de faire des commentaires déplacés, de prodiguer des conseils non-sollicités, de donner des encouragements soi-disant bienveillants. “Tu sais, c’est pour ton bien.”

La réalité, c’est qu’on ignore le droit de la personne à avoir une vie privée, à une intimité, et à la dignité.

Ces comportements ont des conséquences. Dans le contexte médical par exemple, cela peut amener à ignorer l’expérience faite par les patient·es de leur propre corps. Un des cas d’école est celui de Rebecca Hiles qui se présenta chez son médecin avec des troubles respiratoires et qui fut renvoyée chez elle avec pour seule indication de perdre du poids. 11 ans plus tard, un médecin prit enfin le temps de l’examiner et lui diagnostiqua un cancer du poumon2.

Les personnes grosses peuvent absorber et internaliser l’idée selon laquelle iels ne savent pas comment prendre soin d’elleux-mêmes “correctement” et qu’il est donc nécessaire de laisser des personnes et/ou entités externes prendre les rênes de leur vie. Doucement, la balance, l’application calculant les calories et les conseils de soi-disant “experts” prennent la main sur leur vie.

En parallèle, les personnes grosses perdent la connexion qu’iels pourraient avoir à elleux-mêmes. Toute connaissance intimate de soi et de son corps se dissipe, remplacée par des chiffres statistiques sortis de leur contexte3. Le rapport au corps est détruit à force d’entendre que de toute manière, notre perception de notre réalité est fausse.

Dans les faits, vous êtes le·a seul·e expert·e de votre propre corps. Vous êtes la seule personne à pouvoir définir ce que vous ressentez, psychologiquement et physiquement.

Alors n’oubliez pas qu’être gros·se ne change en rien le fait que votre expérience est valide.

Et qu’ici, on vous croit.

  1. Maintenance Phase (2023) August Bonus: Listener Questions! [podcast, épisode bonus]. ↩︎
  2. Gordon (2018) Weight Stigma Kept Me Out of Doctors’ Offices for Almost a Decade. ↩︎
  3. Les chiffres statistiques sont des indicateurs au niveau d’une population mais ne sont généralement pas applicables au niveau individuel. D’où les problèmes avec les “apports caloriques journaliers” ou encore l’IMC, qui ne sont que de vagues approximations et non des indicateurs que chaque individu doit suivre à la lettre. ↩︎

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