On m’a envoyé une vidéo de nos ami·es chez Novo Nordisk et je l’ai trouvée intéressante parce qu’elle illustre bien l’impossible message que l’on nous sert en continu depuis peu : il serait possible de lutter à la fois contre la grosseur et la grossophobie. Du coup, j’en profite pour vous faire un petit article et vous dire ce que j’en pense1.
La vidéo, que l’on peut retrouver sur la page Instagram de l’entreprise pharmaceutique, met en scène une personne d’une trentaine d’année qui nous explique avoir “vécu avec l’obésité” toute sa vie (intéressante formulation) et subi du harcèlement pendant sa scolarité du fait de sa corpulence. Depuis, il est devenu — selon la description de la vidéo — un “défenseur des personnes vivant avec l’ob*sité” (ob*sity awareness advocate). Il a trouvé communauté dans un “groupe de patients” et parle de son expérience de personnes grosses à travers le rap sur TikTok.
Le mot qui s’imprime dans votre cerveau : empowerment.
Le message passé semble, au premier regard, positif : on a une personne qui a souffert de la grossophobie qui retrouve confiance en elle, s’ouvre aux autres et s’engage pour lutter contre la v!0lence rencontrée par les personnes grosses.
Pourtant, il y a quelque chose qui sonne creux. On comprend bien l’exemple du harcèlement à l’école, mais on ne nous parle pas des discriminations à l’embauche, des violences médicales ; bref, on ne nous dit rien de consistant sur la nature systémique de la grossophobie, qui n’est d’ailleurs même pas nommée !
Et dans l’ombre, on comprend bien que si cette personne souhaite lutter contre les discriminations qui touchent les personnes grosses, elle est engagée dans un processus de perte de poids. Ce n’est jamais explicitement dit mais que peut-on attendre d’autre de la part du producteur du nouveau médicament “miracle” qui, selon certain·es journalistes, pourrait signifier la “fin de l’ob*sité”2 ?
Surtout lorsqu’on sait que Novo Nordisk mène un lobbying agressif3456 pour mieux vendre et faire rembourser sa nouvelle gamme de médicaments. Il ne s’agit pas d’un acteur désintéressé, honnêtement inquiet des discriminations auxquelles les personnes grosses font face.
Alors quand iels viennent nous dire qu’ils sont “là pour aider les personnes ob*ses”, iels ne veulent pas dire “faire disparaître les v¡0lences structurelles contre les personnes grosses”. Au contraire, iels tiennent un discours incohérent, annonçant vouloir “aider les personnes grosses” en les faisant… disparaître.
D’ailleurs, il ne faut pas aller loin pour voir le langage de l’ob*sité comme épidémie. Sur la page “obésité” de leur site, la médicalisation de la grosseur est à son paroxysme, drapée dans une sorte d’empathie teintée de condescendance.
On nous rappelle qu’il s’agit d’une “maladie chronique complexe” qui a triplé au cours des dernières trois décennies (sans noter que la définition de l’ob*sité a changé entre temps, naturellement). Une des causes de cette augmentation effrayante : “un déséquilibre énergétique entre calories consommées et dépensées” (une théorie pourtant débunkée il y a longtemps7).
Mais là où l’on voit bien l’impossible alignement de la lutte contre l’ob*sité avec la cause anti-grossophobie, c’est dans le paragraphe sur les discriminations. On y lit :
Sans parler de la stigmatisation et des préjugés dont souffrent quotidiennement des millions de personnes atteintes d’ob*sité. Ainsi, accompagner la perte de poids aura un véritable impact sur leur santé comme sur leur qualité de vie.
Pour lutter contre la souffrance vécue par les personnes grosses, sortez-vous de votre condition de gros·ses. Pour ne plus être discriminé·es, changez. Ce n’est pas si difficile : une injection hebdomadaire (accompagnée de régimes et d’activité physique, avec risque de tout reprendre rapidement, mais ça c’est dans les notes de bas de page donc faites pas attention).
Exit la notion de justice sociale, bonjour une grossophobie polie mais, au fond, inchangée.
TL;DR
- L’industrie de la minceur est en pleine expansion, grâce à une nouvelle vague de médicalisation de la grosseur ;
- En parallèle, elle coopte superficiellement le langage militant visant à combattre les discriminations basées sur le poids, notamment via le langage d’un mouvement « body positive » dépolitisé8, tout en continuant à propager une science dépassée et profondément grossophobe ;
- Cela amène à l’émergence surprenante de discours mettant côte à côte lutte contre la grossophobie et lutte contre l’ob*sité ;
- Mais dans les faits, le message reste le même : santé = minceur et grosseur = maladie. Objectif : faire disparaître les gros·ses.
- Note : il y aurait de nombreux points à développer, mais par souci de clarté, je vais me concentrer sur cette mise en parallèle de deux luttes qui me paraissent antagonistes. ↩︎
- Wilson (2023) Beyond Wegovy: Could the next wave of weight-loss drugs end obesity? The New Scientist. ↩︎
- Oprysko (2023) Novo Nordisk’s hiring spree continue. Politico. ↩︎
- Das & Ungoed-Thomas (2023) ‘Skinny jab’ drug firm facing fresh inquiries after ‘serious breaches’ of industry code. The Guardian. ↩︎
- Davis (2023) Firm behind Wegovy slimming jab suspended from UK trade association. The Guardian. ↩︎
- Das & Ungoed-Thomas (2023) Revealed: obesity jab maker discussed targeting benefit claimants with UK government. The Guardian. ↩︎
- Pour une discussion sur cette notion, je vous conseille l’épisode “The Trouble With Calories” du podcast Maintenance Phase (2022). ↩︎
- Johansson (2020) Fat, Black and Unapologetic: Body Positive Activism Beyond White, Neoliberal Rights Discourses. In: Alm, E., et al. Pluralistic Struggles in Gender, Sexuality and Coloniality. Palgrave Macmillan, Cham. ↩︎
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