Mon article précédent reprend un article de la philosophe Kate Manne sur le terme “food noise” (ou “bruit alimentaire”), un terme apparu sur les réseaux sociaux pour faire référence à l’obsession que l’on peut ressentir face à la nourriture.
Le food noise, c’est ces pensées intrusives, incessantes, qui font que notre cerveau semble continuellement inquiet du prochain repas, de la prochaine prise alimentaire. L’article de Manne avait pour but d’analyser et de critiquer cette expression, montrant en quoi on pouvait être face à la pathologisation d’une phénomène biologique basique : la faim.
Eh bien je peux vous dire que ses arguments n’ont pas plu. La section « opinion » du New York Times n’accueillant plus directement les commentaires, je me suis tournée vers une interview vidéo du NYT publiée sur Instagram.
Et comment vous dire… les gens étaient en colère.
Pas simplement en désaccord.
En colère.
Voici quelques exemples :
Si tu penses ça, c’est que tu n’as jamais vécu de “food noise”.
Non, non, non. Trouve quelqu’un qui connait le “food noise”, a réussi à s’en débarrasser avec des médicaments, et ensuite écris ton article.
Totalement irresponsable. Une philosophe, pas un docteur, qui mésinterprète totalement une condition médicale pour aller dans son sens parce que ça fait le buzz sur les réseaux sociaux
Pas d’accord. Si tu pouvais manger des chips ou du blanc de poulet, qu’est-ce que tu choisirais ? Si ce sont les premières, alors ce n’est pas de la faim parce que ce sont des calories VIDES !
Qui a donné son accord pour la publication de cet article ? C’est incroyablement insensible envers les personnes qui souffrent ! Honte au New York Times !
Dans les commentaires, beaucoup de personnes exprimaient leur souffrance par rapport aux pensées intrusives, les difficultés à perdre du poids ou à “manger sain”, expliquant que le food noise est réel, qu’il pourrit la vie.
Par contraste, nombre de personnes annonçaient qu’une prise d’Ozempic* leur a permis de se débarrasser de ce bruit de fond, leur permettant enfin d’avoir de l’énergie pour autre chose. (J’imagine que ces personnes ont aussi perdu du poids, d’où l’absence totale de référence aux effets secondaires pourtant très communs liés à cette classe de médicament.)
Plus inquiétant encore, certaines personnes expliquaient avoir “soigné” leur TCA avec de l’Ozempic. Vous avez bien lu. Il y a aujourd’hui des médecins qui “soignent” aujourd’hui les TCA à coup de GLP-1… Et je ne serais pas surprise si ce sont une majorité de personnes grosses souffrant d’hyperphagie qui se voient prescrire un GLP-1.
Chez ces personnes aussi, il y a l’idée que le food noise était constant et que le médicament leur a permis de se défaire de la faim et de la nourriture. Elles présentent cela comme une forme de libération, quelque chose de profondément positif.
Combien d’entre nous savons exactement de quoi ces personnes parlent ? Beaucoup, je suppose. Et c’est pour ça que je souhaite le dire clairement : je ne dis pas que la souffrance exprimée par ces personnes n’existent pas. Kate Manne non plus.
Je pense qu’il y a une incompréhension entre la philosophe et les commentateur·ices. Son point n’est pas de dire que les pensées obsessionnelles autour de la nourriture n’existent pas. Bien au contraire, elle les a elle-même vécues. Ce qu’elle cherche à dire, c’est qu’une fixation encore plus grandissante sur notre rapport à l’alimentation n’est pas la solution, même si on est en capacité de faire taire chimiquement les signaux de la faim.
L’article de Manne s’inscrit dans une réflexion de fond sur notre rapport à nos corps et à notre faim, nourrie par les lectures qu’elle a faites et les discussions qu’elle a eu pendant la rédaction de son dernier livre — Unshrinking —. Manne nous invite à interroger l’impact de la culture des régimes, mais aussi de la grossophobie sur nos vies et comme elles amènent à trouver des expressions nouvelles tous les dix ans pour nous rappeler qu’il nous faut toujours gouverner nos corps avec une main de fer et discipliner notre faim avec rigidité. Elle nous propose d’observer avec attention la manière dont nous pathologisons notre appétit, par peur de voir nos corps prendre de la place, sous couvert de “protéger notre santé”.
Je le répète, son article ne nie pas la souffrance liée à l’alimentation, une souffrance partagée par des millions de personnes. Mais, demande Manne, n’est-ce pas cette obsession du “bien manger”, cette vision manichéenne de l’alimentation, pathologisation de la faim comprise, qui crée tant de souffrance ? Peut-on imaginer un monde dans lequel l’alimentation serait plutôt une source de plaisir, de réconfort, de sociabilité ? Un monde dans lequel on ne tenterait plus de faire taire de “food noise” mais où l’on danserait plutôt sur la “food music” ?
TL;DR
- Beaucoup de personnes ont critiqué Kate Manne pour son article sur le food noise, lui expliquant que le food noise est un phénomène bien réel et non une mode sémantique sur les réseaux ;
- Manne n’a jamais écrit que les pensées envahissantes liées à la nourriture n’existent pas, ni que la souffrance des personnes concernées n’est pas valide ;
- Sa réflexion s’inscrit plutôt dans un questionnement de fond sur la souffrance, l’insatisfaction et la destruction produites par notre obsession de minceur et, en miroir, notre grossophobie ;
- Elle nous propose de résister la pathologisation de la faim et d’explorer le potentiel libératoire d’une alimentation joyeuse.
*Pour rappel, l’Ozempic est prescrit pour le diabète type 2, le Wegovy pour la perte de poids. Les difficultés d’approvisionnement en Ozempic continuent, merci de le réserver exclusivement aux personnes diabétiques !
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