La résilience du paradigme de santé pondéro-centré

Dans l’article précédent, je vous ai présenté le tableau 5 de l’étude de O’Hara et Taylor1 qui fait le point sur les problèmes de santé qui peuvent émerger du fait de régimes restrictifs et de l’effet yoyo qui s’en suit.

Aujourd’hui, j’aimerais revenir sur le point plus général adressé par cet article, à savoir la résilience du paradigme de santé pondéro-centré (weight-centered health paradigm) et la nécessité d’imaginer un soin différent.

Paradigme de santé pondéro-centré

Le paradigme de santé pondéro-centré fait de l’IMC un indicateur de santé, permettant de classer les personnes ayant un IMC entre 25 et 27 de “en s*rpoids” et les personnes au-delà d’”ob*ses”.

Les personnes se trouvant dans ces catégories sont considérées comme “malades”, ou tout du moins “à risque” et se voient conseiller de perdre du poids pour se retrouver à un IMC inférieur à 25, quelle que soit la maladie, voire en l’absence même de maladie.

Ce retour à la norme pondérale doit s’accompagner (théoriquement) d’une amélioration de l’état de santé.

Selon les autrices de l’article, ce paradigme repose sur 9 grands principes2 :

PrincipeRéférences
1. Le poids corporel augmente rapidement au niveau mondialAnand and Yusuf (2011); Caballero (2007); Holland et al. (2011); Olds, Tomkinson, Ferrar, and Maher (2009); Swinburn et al. (2011); World Health Organization (2003); Zimmet and Jennings (2008)
2. L’IMC et d’autres mesures du poids ou de la masse adipeuse sont de bons indicateurs de l’état de santé actuel et futurBerrington de Gonzalez et al. (2010); Stewart, Cutler, and Rosen (2009)
3. Un IMC au-dessus de 24.9 cause directement des maladies et une mort prématuréeBerrington de Gonzalez et al. (2010); Carmona (2004); Clinton Foundation (2005); Olshansky et al. (2005); Stewart et al. (2009)
4. L’augmentation ou la diminution du poids est due à un simple déséquilibre entre apport et dépense énergétiqueCaballero (2007); Swinburn and Egger (2004)
5. Le poids est au moins en partie une question de volonté et sous le contrôle des individusWorld Health Organization (2006)
6. La diminution de l’apport énergétique et l’augmentation de la dépense sont des méthodes efficaces pour réussir à maintenir son poidsSwinburn and Egger (2004)
7. Les changements survenus dans l’environnement au cours des dernières décennies ont créé un environnement “obésogène”Ard (2007); Swinburn and Egger (2004); Swinburn et al. (2011)
8. La création d’un environnement moins “obésogène” réduira la prévalence de l’”obésité”Ard (2007); Swinburn et al. (2011); World Health Organization (2006)
9. Se concentrer sur le poids de tous les individus et sur la perte de poids pour les personnes en “surpoids” et “obèses” permettra d’améliorer la santé et de réduire les coûts personnels, sociaux et économiques associés à un poids corporel supérieur à la moyenneOrganisation for Economic Co-Operation and Development (2012); Stewart et al. (2009); World Health Organization (2006)
Tableau 1 : Principes du paradigme de santé pondéro-centré
Source : O’Hara & Taylor (2018)

À force d’être répété, aussi bien par des personnes lambda que des chercheur·ses ou des politiques, le paradigme s’est bien ancré. Difficile aujourd’hui de faire de la recherche sur la grosseur sans s’appuyer sur l’IMC. Difficile également — ou tout du moins c’est ce qu’il semble — de faire de penser la santé des personnes grosses sans tout de suite sortir la menace d’une “épidémie d’ob*sité”. On est comme bloqué par le paradigme qui s’auto-nourrit, ce que Barker appelle la “paralysie de paradigme” (paradigm paralysis)3.

“Les preuves qui contredisent le paradigme sont soit invisibles pour leurs partisan·nes, soit rejetées parce qu’elles ne correspondent pas au paradigme dominant.”4

Ce phénomène est clairement visible lorsqu’on se penche sur les études médicales. Ainsi, les résultats qui ne vont pas dans le sens du paradigme tendent à être catégorisés mis dans un corbeille bien pratique : celle du “paradoxe de l’ob*sité”. En gros, on se rend compte que les résultats vont à l’encontre du paradigme mais comme on refuse de questionner ledit paradigme, on les considère comme une étrange exception, une erreur5.

Comme l’écrit la chercheuse Katherine M. Flegal6, cette catégorisation est contreproductive : elle empêche de questionner le paradigme, de proposer de nouvelles pistes de recherche, d’apporter de nouvelles questions et de nouvelles réponses. Et donc, elle empêche de vraiment améliorer le soin des personnes grosses.

Relation complexe entre poids et facteurs physiologiques, comportementaux et socio-environnementaux

C’est bien dommage, parce que les preuves que le paradigme pondéro-centré n’aide pas à obtenir une meilleure santé abondent.

Dans leur article, les autrices répertorient de nombreuses études montrant que le poids n’est pas simplement une question de balance énergétique, mais est influencé par des dizaines de facteurs physiologiques, comportementaux et socio-environnementaux. Elles font également l’inventaire de la littérature qui rappelle que les régimes restrictifs et leur conséquence (l’effet yoyo) ont un impact négatif sur la santé physique, étant associés à un grand nombre de maladies faussement attribuées à la grosseur.

Ci-dessous vous trouverez les tableaux produits par O’Hara & Taylor (2018), répertoriant [2] les facteurs physiologiques et [3] socio-environnementaux pouvant impacter le poids, puis [4] les associations entre fluctuations cycliques de poids et impact sur la santé.

FacteursRéférences
SOPKRotterdam ESHRE/ASRM-Sponsored PCOS consensus workshop group (2004)
Hypothyroïdie, syndrome de Cushing, insuffisance d’hormone de croissance, syndrome Prader-Willi, syndrome Bardet-Biedl, syndrome Cohen, syndrome MOMOHaslam and James (2005)
Insuffisance du TLR-5 (système immunitaire)Vijay-Kumar et al. (2010)
Endotoxémie métabolique (menant à inflammation chronique)Cani et al. (2007)
Changements globaux du microbiote intestinalBlaser (2011); Conterno, Fava, Viola, and Tuohy (2011); Kadooka et al. (2010); Kalliomaki, Carmen Collado, Salminen, and Isolauri (2008); Lakhan and Kirchgessner (2011); Musso, Gambino, and Cassader (2010); Nweneka and Prentice (2011); Turnbaugh and Gordon (2009); Vijay-Kumar et al. (2010)
Changements du microbiote intestinal liés à l’utilisation d’antibiotiquesMillion et al. (2013); Murphy et al. (2013); Trasande, Blustein, et al. (2012)
Agents infectieuxPasarica and Dhurandhar (2007)
Helicobacter pyloriChen and Blaser (2012); Nweneka and Prentice (2011);Thjodleifsson et al. (2008)
Chlamydia pneumoniaThjodleifsson et al. (2008)
Adenovirus 36Atkinson et al. (2005); Gabbert, Donohue, Arnold, and Schwimmer (2010)
Certains médicamentsHaslam and James (2005); Janesick and Blumberg (2011)
Durée de sommeil et qualitéEisenmann, Ekkekakis, and Holmes (2006); Knutson (2012);Snell, Adam, and Duncan (2007); Taveras, Rifas-Shiman, Oken,
Gunderson, and Gillman (2008)Régimes pour perte de poids
Boutelle, Neumark-Sztainer, Story, and Resnick (2002); Lowe et al.(2006); Neumark-Sztainer, Wall, Haines, Story, and Eisenberg (2007); Stice, Cameron, Killen, Hayward, and Taylor (1999); Stice, Presnell, Shaw, and Rohde (2005)
Tableau 2 : Facteurs physiologiques et comportementaux contribuant à la prise de poids
Source : O’Hara & Taylor (2018)
FacteursRéférences
Perturbateurs endocriniens
Bisphenol A (BPA)Grossman (2007); Soriano et al. (2012); Trasande, Attina, and Blustein (2012); vom Saal, Nagel, Coe, Angle, and Taylor (2012); Wang et al. (2012)
Diethylstilbestrol et tributyltinGrossman (2007)
PerfluorooctanoateHalldorsson et al. (2012)
Dichlorodiphenyldichloroethylene (DDE)Karmaus et al. (2009); Mendez et al. (2011); Tang-Péronard,Andersen, Jensen, and Heitmann (2011); Valvi et al. (2012); (Verhulst et al., 2009)
Polychlorinated biphenyls (PCBs)Tang-Péronard et al. (2011); Valvi et al. (2012); Verhulst et al. (2009)
Polychlorinated dibenzodioxins et polychlorinated dibenzofuransTang-Péronard et al. (2011)
Mono-benzyl and mono-ethyl-hexyl phthalateHatch, Nelson, Stahlhut, and Webster (2010); Stahlhut, Van Wijngaarden, Dye, Cook, and Swan (2007)
HexachlorobenzeneSmink et al. (2008)
Forte relation dose-réponse entre la présence de métabolites et l’augmentation du poids corporel et du tour de taille chez les enfantsTeitelbaum et al. (2012)
Changements épigénétiques ou lésions physiologiques permanentes chez le fœtus, réduisant la capacité à réguler le poids corporel tout au long de la vieKarmaus et al. (2009); Mendez et al. (2011); Smink et al. (2008); Tang-Péronard et al. (2011); Valvi et al. (2012); vom Saal et al. (2012)
Études prospectives utilisant des modèles animaux et de culture cellulaire montrant les voies par lesquelles les substances chimiques ou les processus perturbateurs endocriniens agissent sur le poids corporelJanesick and Blumberg (2011)
Autres facteurs socio-environnementaux
Tabagisme maternelAdams, Harvey, and Prince (2005); Verhulst et al. (2009)
Pratiques d’alimentation des enfants, en particulier pression pour manger et souci du poids de l’enfantSpruijt-Metz, Lindquist, Birch, Fisher, and Goran (2002)
Exposition à la famine in-utero ou régime pendant la grossesseStein et al. (2007)
Stress de vieBjorntorp (2001); Drapeau, Therrien, Richard, and Tremblay (2003)
Stress cumulé et fatigue au travailBrunner, Chandola, and Marmot (2007)
Augmentation de l’âge d’accouchementKeith et al. (2006)
Réduction de la variabilité de la température ambianteKeith et al. (2006)
Taux de tabagisme en baisseKeith et al. (2006)
Changements démographiques dans la redistribution de l’ethnicité et de l’âgeKeith et al. (2006)
Biais de sélection reproductive en faveur d’un IMC plus élevé et accouplement assortatifKeith et al. (2006)
Tableau 3 : Facteurs socio-environnementaux contribuant à la prise de poids
Source : O’Hara & Taylor (2018)
Impacts sur la santéRéférences
Augmentation de la mortalité toutes causes confonduesBlair, Shaten, Brownell, Collins, and Lissner (1993); Bosomworth (2012); Diaz, Mainous, and Everett (2005); Hamm, Shekelle, and Stamler (1989); Lissner et al. (1991); Nguyen, Center, Eisman, and Nguyen (2007); Rzehak et al. (2007)
Augmentation de la mortalité liée à maladie cardiovasculaire (MCV)Diaz et al. (2005); Hamm et al. (1989); Lissner et al. (1991); Montani, Viecelli, Prévot, and Dulloo (2006); Rzehak et al. (2007)
Augmentation de la mortalité liée à maladie coronarienne (MC)Lissner et al. (1991)
Augmentation de la morbidité liée à MCLissner et al. (1991)
Augmentation de l’infarctus du myocarde, des accidents vasculaires cérébraux et de la morbidité due au diabèteFrench et al. (1997); Montani et al. (2006); Vergnaud et al. (2008)
Diminution des taux de lipoprotéines de haute densitéOlson et al. (2000)
Augmentation des triglycéridesKajioka, Tsuzuku, Shimokata, and Sato (2002)
Augmentation de la tension artérielleGuagnano et al. (2000); Kajioka et al. (2002)
Fluctuation des taux sériques de cholestérol, de triglycérides, de glucose, d’insuline et de glucagon, qui contribuent aux processus métaboliques et aux maladies cardiovasculairesMontani et al. (2006)
Augmentation de l’inflammation chroniqueStrohacker and McFarlin (2010)
Diminution de la triiodothyronine (T3) sérique, de la thyroxine totale (T4) sérique, et dépense énergétique au reposKajioka et al. (2002)
Diminution du flux sanguin myocardique au repos et dépendant de l’endothélium, HbA1c plus élevé, diminution de l’adiponectine, augmentation de la protéine C-réactive et diminution de la longueur des télomèresGaesser (2010)
Suppression de la fonction immunitaire, en particulier de la cytotoxicité des cellules tueuses naturelles cytotoxicitéShade et al. (2004)
Taux plus élevés de carcinome rénal, de cancer de l’endomètre, de cancer colorectal et de cancer lymphohématopoïétiqueGaesser (2010)
Taux plus élevé de calculs biliairesSyngal et al. (1999); Tsai, Leitzmann, Willett, and Giovannucci (2006)
Libération des POP stockés dans les cellules adipeusesLim, Son, Park, Jacobs, and Lee (2010)
Augmentation des taux de MCV associées aux POPLim et al. (2010)
Augmentation de la résistance à l’insuline, du syndrome métabolique et du DT2 associés aux POPAiraksinen et al. (2011); Ha, Lee, and Jacobs (2007); D.-H. Lee, Lee, Porta, Steffes, and Jacobs (2007)
Diminution de la densité minérale osseuse dans la partie inférieure de la colonne vertébrale et le radius distalFogelholm et al. (1997)
Diminution de la densité minérale osseuse chez les femmes ménopauséesVillalon et al. (2011)
Risque accru de fracture de la hanche chez les femmesFrench et al. (1997)
Risque accru de fracture de l’avant-bras chez les hommesSogaard, Meyer, Tonstad, Haheim, and Holme (2008)
Chez les rats, perturbation de l’équilibre des acides gras du corps entierSea, Fong, Huang, and Chen (2000)
Chez les souris, diminution de la tolérance systémique au glucose, altération de la sensibilité à l’insuline du tissu adipeux et réponse immunitaire adaptative exagérée dans le tissu adipeux.Anderson, Gutierrez, Kennedy, and Hasty (2013)
Pas d’association de mortalitéField, Malspeis, and Willett (2009)
Tableau 4 : Relation entre fluctuations de poids et divers impacts sur la santé
Source : O’Hara & Taylor (2018)

Conséquences

Pour les autrices, le refus de nos sociétés de questionner le paradigme dominant amène à trois conséquences importantes pour les personnes grosses :

  1. Création et maintient d’un environnement adipophobicogénique (c’est-à-dire hostile aux personnes grosses) ;
  2. Une dégradation de leur santé ;
  3. Une dégradation de leur qualité de vie.

On entend de plus en plus parlé d’un “changement de paradigme” qui serait en cours. On a par exemple pu voir l’association américaine de médecine enfin avouer que l’IMC n’est pas un indicateur de santé fiable7. Des entreprises comme Novo Nordisk communiquent sur le fait que le perte de poids est plus complexe que “manger moins, bouger plus”.

Malheureusement, il est encore très difficile de parler de réel changement, puisque la reconnaissance de la complexité entourant la gestion du poids s’accompagne d’une médicalisation croissante et d’un discours qui continue de faire de la perte de poids l’objectif principal du soin chez les patient·es gros·ses.

TL;DR

  • Le paradigme de santé actuel est “pondéro-centré”, ce qui veut dire que le poids est vu comme un indicateur de santé central ;
  • Dans ce contexte, les professionnel·les de santé, mais aussi les politiques, les chercheur·ses ou encore la population générale voient la perte de poids comme nécessaire à tout processus de soin chez les personnes grosses ;
  • Peu à peu s’est développée une “paralysie de paradigme” autour de cette idée, rendant les acteur·ices impliqué·es résistants aux informations allant à l’encontre du paradigme ;
  • Ce qui n’empêche qu’une multitude d’études montre l’inefficacité de la perte de poids sur le moyen à long-terme pour l’amélioration de la santé physique et mentale ;
  • Pire, selon O’Hara et Taylor (2018), le paradigme dominant conduit à 1) renforcer un environnement hostile aux personnes grosses, 2) dégrader leur santé et 3) impacter négativement leur qualité de vie.
  1. O’Hara & Taylor (2018) What’s Wrong With the ‘W@r on Ob*sity”? A Narrative Review of the Weight-Centered Health Paradigm and Development of the 3C Framework to Build Critical Competency for a Paradigm Shift. In SAGE Open 8(2). ↩︎
  2. O’Hara & Taylor (2018), p. 5. ↩︎
  3. Barker (1993) Paradigms: The business of discovering the future. ↩︎
  4. O’Hara & Taylor (2018), page 15. ↩︎
  5. Voir l’article “Paradoxe de l’ob*sité”. ↩︎
  6. Flegal & Ionnidis (2018) The Obsity Paradox: A Misleading Term That Should Be Abandonned. In Obsity 26(4):629-630. ↩︎
  7. AMA (2023) Use of BMI alone is an imperfect clinical measure. ↩︎

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