De l’extérieur, le monde académique peut sembler bien lisse. On se représente des chercheur·ses qui échangent poliment pendant des colloques et des conférences, des réunions où jamais la voix ne s’élève, des blouses blanches bien repassées.
Pourtant, c’est un monde plein de controverses et de polémiques, de batailles numériques et méthodologiques. Derrière les remarques châtiées en sandwich (positif/négatif/positif) se cachent parfois des critiques pointues. Les papiers répondent aux papiers, les commentaires aux corrections.
Si les choses se passent bien, ces va-et-vient permettent à la science d’évoluer vers le mieux, renforçant les théories résistantes aux expériences et écartant celles qui ne tiennent pas face aux données. Mais parfois, les émotions prennent le pas et mettent en danger la production de connaissances.
Katherine Flegal et l’article de 2021
En 2021, Katherine M. Flegal est retraitée des CDC, les centres pour le contrôle et la prévention des maladies américain, où elle a travaillé comme chercheuse pendant une trentaine d’années. Libérée de son attache institutionnelle, elle se décide alors à publier un article intitulé “The ob*sity wars and education of a researcher: A personal account” (Les guerres contre l’ob*sité et l’éducation d’une chercheuse : un témoignage personnel).1
Le résumé de l’article pose le contexte :
Une chercheuse naïve a publié un article scientifique dans une revue respectable. Elle pensait que son article était simple et défendable. Il n’utilisait que des données accessibles au public et ses conclusions étaient cohérentes avec la plupart des publications sur le sujet. Parmi ses coauteurs, elle comptait deux statisticien·nes renommé·es. À sa grande surprise, sa publication a été accueillie par des attaques inhabituelles provenant de sources inattendues au sein de la communauté des chercheurs.
Quelle effronterie avait Flegal osé commettre ?
Imprimer un article qui concluait que la relation grosseur/mortalité n’était pas linéaire.
L’affaire
Au début des années 2000, Flegal a mis sur pied une équipe de recherche pour tenter de chiffrer la surmortalité liée à la grosseur. Iels planchent sur la méthodologie, font chauffer leurs ordinateurs et finissent par publier un article dans le Journal of the American Medical Association (JAMA).2 Iels y expliquent qu’iels ont trouvé une surmortalité mais qu’elle est plus basse en comparaison avec d’autres études. De plus, iels y notent que la catégorie “s*rpoids” est associée à une mortalité inférieure à la catégorie “normale”.
Leur étude paraît l’année suivant une étude de l’équipe d’Ali Mokdad (aussi basée aux CDC), qui elle montrait une surmortalité beaucoup plus importante.3 Les CDC vont trancher : les résultats de Flegal et al. sont une meilleure estimation que Mokdad et al. L’équipe de Flegal souffle mais la satisfaction est de courte durée.
Bientôt, le téléphone se met à sonner. Beaucoup. Des journalistes lui demandent ce qu’elle pense des commentaires d’un certain Walter Willett, professeur à l’école de santé publique de Harvard. Elle découvre que ce non-spécialiste fait passer le message que leur article serait « vraiment naïf, profondément défectueux et gravement trompeur ».
Une semaine après la parution de l’article, alors que Flegal se prépare à présenter leurs résultats à un séminaire, elle se trouve nez à nez avec une jeune femme distribuant un document de quatre pages, faxé et photocopié, comprenant un résumé critique de l’école de santé publique aux résultats de Flegal, ainsi que plusieurs articles de presse reprenant les travaux de ladite école sur l’ob*sité, montrant que décidément non, ce n’est pas OK d’être gros·se.
Elle se rend par ailleurs compte qu’il y a des “fact sheets” qui largement distribuées pour discréditer le travail de son équipe, dont une qui s’intitule sobrement “Limiter les dégâts liés à la publication de l’article de Flegal”. Des séminaires sont organisés et des papiers (qu’elle appelle les “Flegal a tort papers”) publiés pour tenter de prouver la non-validité de ses travaux. Les arguments sont peu solides, les critiques vagues et les interprétations de ses résultats souvent fausses.
Aux critiques de mauvaise foi suivent bientôt les diffamations ainsi que les attaques personnelles (imaginez quelque chose du genre “elle est grosse, c’est pour ça qu’elle trouve des résultats qui lui vont bien”) hors des canaux de la recherche. Elle voit apparaître des notes, notamment sur Wikipédia, où est écrit qu’elle aurait été obligée de retirer son article, alors qu’il lui aura valu le Shepard award, le prix le plus prestigieux des CDC.
Elle écrit :
Il m’a fallu beaucoup trop de temps pour comprendre que nos résultats étaient traités par certain·es comme une question partisane plutôt que comme un sujet de discussion scientifique. Notre travail a été attaqué dans une variété surprenante de fora non scientifiques, y compris des articles de blog sur Internet, des articles sur les réseaux sociaux, des bulletins d’information internes, des fiches d’information largement diffusées et des entrées Wikipédia. Essayer de faire corriger les erreurs était stressant et prenait beaucoup de temps. Nous avons démontré à plusieurs reprises que les critiques formulées n’auraient que peu ou pas d’effet sur nos résultats, mais ces démonstrations ont été ignorées ou rejetées.
L’affaire bis
En 2013, suivant la publication d’une étude canadienne aux résultats similaires4, l’équipe de Flegal s’allie aux chercheur·ses canadien·nes et publie une revue systématique de littérature5 qui soutient les résultats de 2005, formalisant ce que de nombreux·ses chercheur·ses spécialisé·es savaient déjà : la relation poids/mortalité n’est pas linéaire.
Ce qui n’empêche, Flegal se retrouve face à une seconde vague de haine, de diffamation et de décrédibilisation de la part de collègues qui estiment que ses résultats seraient “dangereux” pour la santé publique car ferait la “promotion” de l’ob*sité. Pas parce que ses résultats sont méthodologiquement peu fiables mais bien parce que ses résultats vont à l’encontre du narratif hégémonique de la “crise de l’ob*sité”.
Recherche et grosseur
La recherche sur la grosseur n’est pas juste une affaire de science. C’est aussi une question de biais cognitifs et émotionnels qui affectent les scientifiques aussi bien que les politiques, les journalistes et la population générale.
Alors la prochaine fois que quelqu’un vous dit que vous êtes biaisé·es, repensez à ce qu’a vécu Flegal, une chercheuse établie et reconnue, et demandez lui : et si toi, tu étais biaisé·e ?
- Flegal (2021) The obesity wars and the education of a researcher: A personal account. In Progress in Cardiovascular Diseases 67:75-9. ↩︎
- Flegal et al. (2005) Excess deaths associated with underweight, overweight, and obesity. In JAMA 293(15):1861-7. ↩︎
- Mokdad et al. (2004) Actual Causes of Death in the United States, 2000. In JAMA 291(10):1238-1245. ↩︎
- Orpana et al. (2010) BMI and mortality: results from a national longitudinal study of Canadian adults. In Obesity 18(1):214-8. ↩︎
- Flegal et al. (2013) Association of all-cause mortality with overweight and obesity using standard body mass index categories: a systematic review and meta-analysis. In JAMA 309(1):71-82. ↩︎
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