Addiction au sucre

Vous avez sûrement déjà entendu cette phrase :

Le sucre est addictif.

Qui plus est, il serait aussi addictif que la cocaïne. Rien que ça !

De quoi inquiéter tout le monde et favoriser la vente de “detox”, programmes et suppléments qui vous promettent de vous faire décrocher en 10 jours.

Pourtant, nous sommes loin du consensus scientifique. Alors prenons quelques minutes pour en discuter.

Food Addiction Model

Avant de parler de sucre, une petite mise en contexte.

La discussion sur l’addiction au sucre se situe plus largement dans ce qu’on appelle le modèle d’addiction alimentaire (Food Addiction Model).1 Les chercheur·ses qui travaillent sur ce modèle proposent d’étudier la consommation excessive d’aliments appétissants comme on étudierait l’addiction, se basant sur les critères diagnostiques du DSM-IV2 (et plus récemment V). L’argument principal de ces chercheur·ses est de dire que voir la grosseur sous l’angle de la dépendance ouvrira de nouvelles voies à la recherche, que ce soit en matière de prévention, de traitement et de politique de santé publique.3 Tout un programme, donc.

Addiction au sucre ?

Revenons-en à notre sucre.4

J’imagine qu’à l’origine de la théorie du sucre comme addictif, il y a eu des recherches montrant que la consommation de sucre libère de la dopamine dans la zone du cerveau associée à la motivation et au système de récompense. En une phrase simple : manger du sucre provoque du plaisir, comme le fait la consommation de certaines substances illicites.

Ce qui est intéressant, c’est que d’autres activités que l’on aurait du mal à juger “nocives” ont le même effet, comme le fait de faire du sport ou de jouer avec un chiot.

Depuis, de nombreuses études (majoritairement sur les rongeurs) ont tenté de montrer que le sucre est addictif, en le comparant à d’autres drogues comme la cocaïne ou l’héroïne. Je me demande d’ailleurs combien d’entre vous avez en tête l’image d’un rat, ayant le choix entre un shoot de sucre ou de cocaïne, et appuyant frénétiquement sur la pédale “SUCRE”.

Dans une revue de littérature publiée en 2016, Westwater et collègues5 notent pourtant que les études qui tentent de démontrer la dépendance au sucre ont des limites. Certaines emploient des rats qui sont sélectionnés pour leur préférence pour le sucre tandis que la plupart préparent les rongeurs en les privant de nourriture pendant 12 à 16h. Ils arrivent donc au moment de l’expérience ayant (très) faim. (Vous voyez le souci ?)

Détail intéressant : lorsque l’accès au sucre est libre, le comportement ressemblant à l’addiction disparaît. Qui plus est, lorsqu’on introduit un stimulus négatif (par exemple une substance causant de la nausée) en parallèle de la consommation de sucre, cela affecte négativement la seconde, alors qu’un tel résultat n’est pas observable avec la cocaïne.

Regardant plus généralement la littérature sur l’addition alimentaire, Westwater et collègues notent que définir le sucre comme addictif est en soi difficile parce que :

  1. Il y a peu d’éléments en faveur du sucre comme substance addictive et qu’il existe encore des zones d’ombre, notamment sur le fait que ce serait peut-être le goût sucré plutôt que le sucre qui pourrait être en jeu ;
  2. Les critères actuels pour mesurer l’addiction alimentaire manquent de précision et ne permettent pas de bien différencier une consommation normale d’une consommation problématique ;
  3. Il n’est pas encore possible de définir si la catégorie “addiction alimentaire” représente un phénomène distinct, surtout qu’il existe un chevauchement diagnostic important avec l’hyperphagie.

Le rôle potentiel des restrictions

Plus encore, il est possible de poser l’hypothèse que certaines envies alimentaires sont renforcées par des comportements restrictifs.67 Prenant l’exemple du chocolat, iels écrivent :

Les tentatives de restriction de la consommation créent une attention sur le chocolat et de la préoccupation, ce qui est ressenti comme un état de manque et, par conséquent, peut être assimilé à une dépendance.8

La restriction reste donc un angle mort de la recherche sur l’addiction alimentaire. Pourtant, dans le domaine des TCAs, on sait que les restrictions sont corrélées à une augmentation du risque de développer des compulsions, une alimentation troublée, voire des TCAs,910 tout en augmentant les chances de prendre du poids sur le moyen à long terme.11

Du coup, en l’absence de données suffisantes, y a-t-il le moindre avantage à continuer de propager l’idée que le sucre serait addictif ? Ne serait-il pas plus intéressant, mais aussi bénéfique, de creuser le lien entre restriction et compulsion, notamment chez les personnes ayant le sentiment d’avoir une obsession pour les aliments sucrés ?12

TL;DR

  • Les études sur une potentielle addiction au sucre chez les rongeurs montrent des résultats positifs lorsqu’on utilise des animaux privés de nourriture mais l’effet disparaît lorsqu’on arrête les restrictions ;
  • Elles montrent également que lorsqu’un rongeur est exposé à un stimuli négatif lors de la prise de sucre, cette prise tend à diminuer, contrairement aux rongeurs exposés à la cocaïne ;
  • Chez les humains, des questions de définitions et de critères restent ouvertes, tandis que l’impact des restrictions alimentaires sur les compulsions restent mal contrôlé, étudié et compris ;
  • Bref, les preuves ne sont pas réunies pour valider l’existence d’une addiction au sucre.
  1. Pour un résumé du modèle en français, voir Ballon et al. (2018) Addiction à l’alimentation : un concept ancien, une mesure récente. In Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique 176(8):783-787. ↩︎
  2. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux : manuel américain recensant les troubles reconnus de la santé mentale. ↩︎
  3. Gearhardt, Grilo, DiLeone et al (2011) Can food be addictive? Public health and policy implications. Addiction 106:1208–1212. ↩︎
  4. Par “sucre”, les chercheur·ses entendent glucides raffinés, utilisant souvent le saccharose ou le glucose dans leurs expériences. ↩︎
  5. Westwater, Fletcher & Ziauddeen (2016) Sugar addiction: the state of the science. In Eur J Nutr 55 (Suppl 2):55–69. ↩︎
  6. Voir par exemple Benton D. (2010) The plausibility of sugar addiction and its role in obesity and eating disorders. In Clin Nutr 29:288–303. ↩︎
  7. Wiss et al. (2018) Sugar Addiction: From Evolution to Revolution. In Front. Psychiatry 9:545. ↩︎
  8. Ma traduction. ↩︎
  9. Polivy (1996) Psychological Consequences of Food Restriction. In Journal of the American Dietetic Association 96(6):589-592. ↩︎
  10. Hsu (1997) Can dieting cause an eating disorder? In Psychological Medicine 27(3):509-513. ↩︎
  11. Voir par exemple Neumark-Sztainer (2006) Obesity, Disordered Eating, and Eating Disorders in a Longitudinal Study of Adolescents: How Do Dieters Fare 5 Years Later? In the Journal of the American Dietetic Association 106(4):559-568. ↩︎
  12. Si vous avez le sentiment d’être “addict” au sucre, n’hésitez pas à consulter avec un·e spécialiste informé·e, si possible pratiquant avec une approche non restrictive et non-pondéro-centrée. ↩︎

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *